È Øàòîáðèàí ðàññêàçàë î òðàãåäèè Êàðôàãåíà

Chateaubriand. Itinéraire de Paris à Jérusalem. Voyage de Tunis.
Publié par Nikolay Sologubovskiy 5.04.2025
François René de Chateaubriand
Extrait de « Itinéraire de Paris à Jérusalem », 1811, septième partie, « Voyage de Tunis et retour en France »
Nos matelots embarquèrent de l'eau: le capitaine revint avec des poulets et un cochon vivant. Une felouque candiote entra dans le port; à peine eut-elle jeté l'ancre auprès de nous, que l'équipage se mit à danser autour du gouvernail:
0 Grœcia vana!
Î La Grèce!
0 Ãðåöèÿ!
Le vent continuant toujours de souffler du midi, nous appareillâmes le 16, à neuf heures du matin. Nous passâmes au sud de l'île de Nanfia, et le soir, au coucher du soleil, nous aperçûmes la Crète.
Le lendemain 17, faisant route au nord-ouest, nous découvrîmes le mont Ida: son sommet, enveloppé de neige, ressemblait à une immense coupole. Nous portâmes sur l'île de Cérigo, et nous fûmes assez heureux pour la passer le 18.
Le 19, je revis les côtes de la Grèce, et je saluai le Ténare. Un orage du sud-est s'éleva à notre grande joie, et en cinq jours nous arrivâmes dans les eaux de l'île de Malte. Nous la découvrîmes la veille de Noël; mais, le jour de Noël même, le vent, se rangeant à l'ouest-nord-ouest, nous chassa au midi de Lampedouse. Nous restâmes dix-huit jours sur la côte orientale du royaume de Tunis, entre la vie et la mort. Je n'oublierai de ma vie la journée du 28. Nous étions à la vue de la Pantalerie : un calme profond survint tout à coup à midi; le ciel éclairé d'une lumière blafarde, était menaçant. Vers le coucher du soleil, une nuit si profonde tomba du ciel, qu'elle justifia à mes yeux la belle expression de Virgile:
Ponto nox incubat atra!
La mer est enveloppée d'une nuit impénétrable !
Ìîðå îáúåìëåò íåïðîãëÿäíàÿ íî÷ü!
Nous entendîmes ensuite un bruit affreux. Un ouragan fondit sur le navire, et le fit pirouetter comme une plume sur un bassin d'eau. Dans un instant la mer fut bouleversée de telle sorte, que sa surface n'offrait qu'une nappe d'écume. Le vaisseau, qui n'obéissait plus au gouvernail, était comme un point ténébreux au milieu de cette terrible blancheur; le tourbillon semblait nous soulever, et nous arracher des flots; nous tournions en tous sens, plongeant tour à tour la poupe et la proue dans les vagues.
Le retour de la lumière nous montra notre danger. Nous touchions presque à l'île de Lampedouse. Le même coup de vent fit périr, sur l'île de Malte, deux vaisseaux de guerre anglais, dont les gazettes du temps ont parlé. M. Dinelli regardant le naufrage comme inévitable, j'écrivis un billet ainsi conçu: «F.-A. de Chateaubriand, naufragé sur l'île de Lampedouse le 28 décembre 1806, en revenant de la Terre Sainte.» J'enfermai ce billet dans une bouteille vide, avec l’intention de la jeter à la mer au dernier moment .
La Providence nous sauva. Un léger changement dans le vent nous fit tomber au midi de Lampedouse, et nous nous trouvâmes dans une mer libre. Le vent remontant toujours au nord, nous hasardâmes de mettre une voile, et nous courûmes sur la petite syrte. Le fond de cette syrte va toujours s'élevant jusqu'au rivage; de sorte qu'en marchant la sonde à la main, on vient mouiller à telle brasse que l'on veut. Le peu de profondeur de l'eau y rend la mer calme au milieu des plus grands vents; et cette plage, si dangereuse pour les barques des anciens, est une espèce de port en pleine mer pour les vaisseaux modernes.
Nous jetâmes l'ancre devant les îles Kerkeni, tout auprès de la ligne des pêcheries. J'étais si las de cette longue traversée, que j'aurais bien voulu débarquer à Sfax, et me rendre de là à Tunis par terre; mais le capitaine n'osa chercher le port de Sfax, dont l'entrée est, en effet, dangereuse. Nous restâmes huit jours à l'ancre dans la petite syrte, où je vis commencer l'année 1807.
Sous combien d'astres et dans combien de fortunes diverses j'avais déjà vu se renouveler pour moi les années, qui passent si vite ou qui sont si longues! Qu'ils étaient loin de moi ces temps de mon enfance, où je recevais avec un cœur palpitant de joie la bénédiction et les présents paternels! Comme ce premier jour de l'année était attendu!
Et maintenant, sur un vaisseau étranger, au milieu de la mer, à la vue d'une terre barbare, ce premier jour s'envolait pour moi, sans témoins, sans plaisirs, sans les embrassements de la famille, sans ces tendres souhaits de bonheur qu'une mère forme pour son fils avec tant de sincérité!
Ce jour, né du sein des tempêtes, ne laissait tomber sur mon front que des soucis, des regrets et des cheveux blancs.
Toutefois nous crûmes devoir chômer sa fête, non comme la fête d'un hôte agréable, mais comme celle d'une vieille connaissance. On égorgea le reste des poulets, à l'exception d'un brave coq, notre horloge fidèle, qui n'avait cessé de veiller et de chanter au milieu des plus grands périls. Le rabbin, le Barbaresque et les deux Maures sortirent de la cale du vaisseau, et vinrent recevoir leurs étrennes à notre banquet.
C'était là mon repas de famille! Nous bûmes à la France: nous n'étions pas loin de l'île des Lotophages, où les compagnons d'Ulysse oublièrent leur patrie: je ne connais point de fruits assez doux pour me faire oublier la mienne.
Nous touchions presque aux îles Kerkeni, les Cercinœ des anciens. Du temps de Strabon, il y avait des pêcheries en avant de ces îles, comme aujourd'hui. Les Cercinœ furent témoins de deux grands coups de la fortune, car elles virent passer tour à tour Annibal et Marius fugitifs. Nous étions assez près d'Africa (Turris Annibalis), où le premier de ces deux grands hommes fut obligé de s'embarquer pour échapper à l'ingratitude des Carthaginois.
Sfax est une ville moderne: selon le docteur Shaw, elle tire son nom du mot Sfakouse, à cause de la grande quanlité de concombres qui croissent dans son territoire.
Le 6 janvier 1807, la tempête étant enfin apaisée, nous quittâmes la petite syrte, nous remontâmes la côte de Tunis pendant trois jours, et le 10 janvier nous doublâmes le cap Bon, l'objet de toutes nos espérances.
Le 11, nous mouillâmes sous le cap de Carthage.
Le 12, nous jetâmes l'ancre devant la Goulette, échelle ou port de Tunis.
On envoya la chaloupe à terre; j'écrivis à M. Devoise, consul français auprès du bey. Je craignais de subir encore une quarantaine; mais M. Devoise m'obtint la permission de débarquer le 18. Ce fut avec une vraie joie que je quittai le vaisseau. Je louai des chevaux à la Goulette; je fis le tour du lac, et j'arrivai à cinq heures du soir chez mon nouvel hôte.
Je trouvai chez M. et Mme Devoise l'hospitalité la plus généreuse et la société la plus aimable : ils eurent la bonté de me garder six semaines au sein de leur famille; et je jouis enfin d'un repos dont j'avais un extrême besoin. On approchait du carnaval, et l'on ne songeait qu'à rire, en dépit des Maures.
Les cendres de Didon et les ruines de Carthage entendaient le son d'un violon français. On ne s'embarrassait ni de Scipion, ni d'Annibal, ni de Marius, ni de Caton d'Utique, qu'on eût fait boire (car il aimait le vin) s'il se fût avisé de venir gourmander l'assemblée.
Saint - Louis seul eût été respecté, en sa qualité de Français; mais le bon et grand roi n'eût pas trouvé mauvais que ses sujets s'amusassent dans le même lieu où il avait tant souffert.
Le caractère national ne peut s'effacer. Nos marins disent que, dans les colonies nouvelles, les Espagnols commencent par bâtir une église; les Anglais, une taverne; les Français, un fort: et j'ajoute, une salle de bal.
Je me trouvais en Amérique, sur la frontière du pays des sauvages: j'appris qu'à la première journée je rencontrerais parmi les Indiens un de mes compatriotes. Arrivé chez les Cayougas, tribu qui faisait partie de la nation des Iroquois, mon guide me conduisit dans une forêt. Au milieu de cette forêt on voyait une espèce de grange ; je trouvai dans cette grange une vingtaine de sauvages, hommes et femmes, barbouillés comme des sorciers, le corps demi-nu, les oreilles découpées, des plumes de corbeau sur la tête, et des anneaux passés dans les narines.
Un petit Français, poudré et frisé comme autrefois, habit vert-pomme, veste de droguet, jabot et manchettes de mousseline, raclait un violon de poche, et faisait danser Madelon Friquet à ces Iroquois. M. Violet (c'était son nom) était maître de danse chez les sauvages. On lui payait ses leçons en peaux de castors et en jambons d'ours: il avait été marmiton au service du général Rochambeau pendant la guerre d'Amérique. Demeuré à New-York après le départ de notre armée, il résolut d'enseigner les beaux-arts aux Américains. Ses vues s'étant agrandies avec ses succès, le nouvel Orphée porta la civilisation jusque chez les hordes errantes du Nouveau Monde. En me parlant des Indiens, il me disait toujours: « Ces messieurs sauvages et ces dames sauvagesses.»
Il se louait beaucoup de la légèreté de ses écoliers: en effet, je n'ai jamais vu faire de telles gambades. M. Violet, tenant son petit violon entre son menton et sa poitrine, accordait l'instrument fatal; il criait en iroquois: «A vos places!» Et toute la troupe sautait comme une bande de démons. Voilà ce que c'est que le génie des peuples.
Nous dansâmes donc aussi sur les débris de Carthage. Ayant vécu à Tunis absolument comme en France, je ne suivrai plus les dates de mon journal. Je traiterai les sujets d'une manière générale, et selon l'ordre dans lequel ils s'offriront à ma mémoire. Mais, avant de parler de Carthage et de ses ruines, je dois nommer les différentes personnes que j'ai connues en Barbarie.
Outre M. le consul de France, je voyais souvent M. Lessing, consul de Hollande: son beau-frère, M. Humberg , officier ingénieur hollandais, commandait à la Goulette. C'est avec le dernier que j'ai visité les ruines de Carthage; j'ai eu infiniment à me louer de sa complaisance et de sa politesse. Je rencontrai aussi M. Lear, consul des États-Unis. J'avais été autrefois recommandé en Amérique au général Washington, M. Lear avait occupé une place auprès de ce grand homme: il voulut bien, en mémoire de mon illustre patron, me faire donner passage sur un schooner des États-Unis. Ce schooner me déposa en Espagne, comme je le dirai à la fin de cet Itinéraire. Enfin, je vis à Tunis, tant à la légation que dans la ville, plusieurs jeunes Français à qui mon nom n'était pas tout à fait étranger. Je ne dois point oublier les restes de l'intéressante famille de M. Andanson.
Si la multitude des récits fatigue l'écrivain qui veut parler aujourd'hui de l'Égypte et de la Judée, il éprouve, au sujet des antiquités de l'Afrique, un embarras tout contraire, par la disette des documents. Ce n'est pas qu'on manque de Voyages en Barbarie: je connais une trentaine de Relations des royaumes de Maroc, d'Alger et de Tunis. Toutefois ces relations sont insuffisantes.
Parmi les anciens Voyages, il faut distinguer L’Africa illustrata de Grammaye, et le savant ouvrage de Shaw. Les Missions des Pères de la Trinité et des Pères de la Merci renferment des miracles de charité: mais elles ne parlent point, et ne doivent point parler, des Romains et des Carthaginois. Les Mémoires imprimés à la suite des Voyages de Paul Lucas ne contiennent que le récit d'une guerre civile à Tunis. Shaw aurait pu suppléer à tout, s'il avait étendu ses recherches à l'histoire; malheureusement, il ne la considère que sous les rapports géographiques. Il touche à peine, en passant, les antiquités: Carthage, par exemple, n'occupe pas, dans ses observations, plus de place que Tunis.
Parmi les voyageurs tout à fait modernes, lady Montague, l'abbé Poiret, M. Desfontaines, disent quelques mots de Carthage, mais sans s'y arrêter aucunement. On a publié à Milan, en 1806, l'année même de mon voyage, un ouvrage sous ce titre:
Ragguaglio di alcuni monumenti di antichita ed arti, raccolti negli ultimi Viaggi d'un dilettante.
Quelques monuments de l'antiquité et de l'art, recueillis dans les derniers voyages d'un dilettante.
Íåêîòîðûå ïàìÿòíèêè äðåâíîñòè è èñêóññòâà, ñîáðàííûå â ïîñëåäíèõ ïóòåøåñòâèÿõ äèëåòàíòà
Je crois qu'il est question de Carthage dans ce livre: j'en ai retrouvé la note trop tard pour le faire venir d'Italie. On peut donc dire que le sujet que je vais traiter est neuf, j'ouvrirai la route; les habiles viendront après moi.
Avant de parler de Carthage, qui est ici le seul objet intéressant, il faut commencer par nous débarrasser de Tunis. Cette ville conserve à peu près son nom antique. Les Grecs et les Latins l'appelaient Tunes, et Diodore lui donne l'épithète de Blanche, parce qu'elle est bâtie sur une colline crayeuse: elle est à douze milles des ruines de Carthage, et presque au bord d'un lac dont l'eau est salée. Ce lac communique avec la mer au moyen d'un canal appelé la Goulette, et ce canal est défendu par un fort. Les vaisseaux marchands mouillent devant ce fort, où ils se mettent à l'abri derrière la jetée de la Goulette, en payant un droit d'ancrage considérable.
Le lac de Tunis pouvait servir de port aux flottes des anciens; aujourd'hui une de nos barques a bien de la peine à le traverser sans échouer. Il faut avoir soin de suivre le principal canal, qu'indiquent des pieux plantés dans la vase. Abulfeda marque dans ce lac une île qui sert maintenant de lazaret. Les voyageurs ont parlé de flamants ou phénicoptères qui animent cette grande flaque d'eau, d'ailleurs assez triste. Quand ces beaux oiseaux volent à l'encontre du soleil, tendant le cou en avant, et allongeant les pieds en arrière, ils ont l'air de flèches empennées avec des plumes couleur de rose.
Des bords du lac, pour arriver à Tunis, il faut traverser un terrain qui sert de promenade aux Francs. La ville est murée; elle peut avoir une lieue de tour, en comprenant le faubourg extérieur, Bled-el-Had-Rah. Les maisons en sont basses; les rues, étroites; les boutiques, pauvres; les mosquées, chétives. Le peuple, qui se montre peu au dehors, a quelque chose de hagard et de sauvage. On rencontre sous les portes de la ville ce qu'on appelle des sidi ou des saints… Des marchands européens, des Turcs enrôlés à Smyrne, des Maures dégénérés, des renégats et des captifs, composent le reste de la population.
La campagne aux environs de Tunis est agréable: elle présente de grandes plaines semées de blé, et bordées de collines qu'ombragent des oliviers et des caroubiers. Un aqueduc moderne, d'un bon effet, traverse une vallée derrière la ville. Le bey a sa maison de campagne au fond de cette vallée.
De Tunis même on découvre, au midi, les collines dont j'ai parlé. On voit à l'orient les montagnes du Mamélif : montagnes singulièrement déchirées, d'une figure bizarre, et au pied desquelles se trouvent les eaux chaudes connues des anciens. A l'ouest et au nord, on aperçoit la mer, le port de la Goulette, et les ruines de Carthage.
Les Tunisiens sont cependant moins cruels et plus civilisés que d’autres peuples. Ils ont recueilli les Maures d'Andalousie, qui habitent le village de Tub-Urbo, à six lieues de Tunis, sur la Me-Jerdah.
Le bey actuel est un homme habile : il cherche à se tirer de la dépendance d'Alger, à laquelle Tunis est soumise depuis la conquête qu'en firent les Algériens en 1757. Ce prince parle italien, cause avec esprit, et entend mieux la politique de l'Europe que la plupart des Orientaux. On sait au reste que Tunis fut attaquée par saint Louis en 1270, et prise par Charles-Quint en 1535. Comme la mort de saint Louis se lie à l'histoire de Carthage, j'en parlerai ailleurs. Quant à Charles-Quint, il défit le fameux Barberousse, et rétablit le roi de Tunis sur son trône, en l'obligeant toutefois à payer un tribut à l'Espagne: on peut consulter à ce sujet l'ouvrage de Robertson. Charles-Quint garda le fort de la Goulette, mais les Turcs le reprirent en 1574.
Je ne dis rien de la Tunis des anciens, parce qu'on va la voir figurer à l'instant dans les guerres de Rome et de Carthage.
Au reste, on m'a fait présent à Tunis d'un manuscrit qui traite de l'état actuel de ce royaume, de son gouvernement, de son commerce, de son revenu, de ses armées, de ses caravanes. Je n'ai point voulu profiter de ce manuscrit; je n'en connais point l'auteur; mais, quel qu'il soit, il est juste qu'il recueille l'honneur de son travail. Je donnerai cet excellent Mémoire à la fin de l’Itinéraire.
Je passe maintenant à l'histoire et aux ruines de Carthage.
L'an 883 avant notre ère, Didon, obligée de fuir sa terre natale, vint aborder en Afrique. Carthage, fondée par l'épouse de Sichée, dut ainsi sa naissance à l'une de ces aventures tragiques qui marquent le berceau des peuples, et qui sont comme le germe et le présage des maux, fruits plus ou moins tardifs de toute société humaine.
On connaît l'heureux anachronisme de l'Énéide. Tel est le privilège du génie, que les poétiques malheurs de Didon sont devenus une partie de la gloire de Carthage.
A la vue des ruines de cette cité, on cherche les flammes du bûcher funèbre; on croit entendre les imprécations d'une femme abandonnée; on admire ces puissants mensonges qui peuvent occuper l'imagination, dans des lieux remplis des plus grands souvenirs de l'histoire.
Certes, lorsqu'une reine expirante appelle dans les murs de Carthage les divinités ennemies de Rome, et les dieux vengeurs de l'hospitalité; lorsque Vénus, sourde aux prières de l'amour, exauce les vœux de la haine, qu'elle refuse à Didon un descendant d'Énée, et lui accorde Annibal: de telles merveilles, exprimées dans un merveilleux langage, ne peuvent plus être passées sous silence.
L'Histoire prend alors son rang parmi les Muses, et la fiction devient aussi grave que la vérité.
Après la mort de Didon, la nouvelle colonie adopta un gouvernement dont Aristote a vanté les lois. Des pouvoirs balancés avec art entre les deux premiers magistrats, les nobles et le peuple, eurent cela de particulier qu'ils subsistèrent pendant sept siècles sans se détruire: à peine furent-ils ébranlés par des séditions populaires et par quelques conspirations des grands.
Comme les guerres civiles, source des crimes publics, sont cependant mères des vertus particulières, la république gagna plus qu'elle ne perdit à ces orages. Si ses destinées sur la terre ne furent pas aussi longues que celles de sa rivale, du moins à Carthage la liberté ne succomba qu'avec la patrie.
Mais comme les nations les plus libres sont aussi les plus passionnées, nous trouvons, avant la première guerre Punique, les Carthaginois engagés dans des guerres honteuses. Ils donnèrent des chaînes à ces peuples de la Bétique, dont le courage ne sauva pas la vertu; ils s'allièrent avec Xerxès, et perdirent une bataille contre Gélon, le même jour que les Lacédémoniens succombèrent aux Thermopyles.
Les hommes, malgré leurs préjugés, font un tel cas des sentiments nobles, que personne ne songe aux quatre-vingt mille Carthaginois égorgés dans les champs de la Sicile, tandis que le monde entier s’entretient des trois cents Spartiates morts pour obéir aux saintes lois de leur pays…
C'est la grandeur de la cause, et non pas celle des moyens, qui conduit à la véritable renommée; et l'honneur a fait dans tous les temps la partie la plus solide de la gloire.
Après avoir combattu tour à tour Agathocle en Afrique et Pyrrhus en Sicile, les Carthaginois en vinrent aux mains avec la république romaine. La cause de la première guerre punique fut légère; mais cette guerre amena Régulus aux portes de Carthage.
Les Romains, ne voulant point interrompre le cours des victoires de ce grand homme, ni envoyer les consuls Fulvius et M. Æmilius prendre sa place, lui ordonnèrent de rester en Afrique, en qualité de proconsul. Il se plaignit de ces honneurs; il écrivit au sénat, et le pria instamment de lui ôter le commandement de l'armée: une affaire importante aux yeux de Régulus demandait sa présence en Italie. Il avait un champ de sept arpents à Pupinium : le fermier de ce champ étant mort, le valet du fermier s'était enfui avec les bœufs et les instruments de labourage.
Régulus représentait aux sénateurs que si sa ferme demeurait en friche, il lui serait impossible de faire vivre sa femme et ses enfants. La sénat ordonna que le champ de Régulus serait cultivé aux frais de la république; qu'on tirerait du trésor l'argent nécessaire pour racheter les objets volés, et que les enfants et la femme du proconsul seraient, pendant son absence, nourris aux dépens du peuple romain.
Dans une juste admiration de cette simplicité, Tite-Live s'écrie:
« Oh ! combien la vertu est préférable aux richesses ! Celles-ci passent avec ceux qui les possèdent; la pauvreté de Régulus est encore en vénération !»
Régulus, marchant de victoire en victoire, s'empara bientôt de Tunis: la prise de cette ville jeta la consternation parmi les Carthaginois; ils demandèrent la paix au proconsul. Ce laboureur romain prouva qu'il est plus facile de conduire la charrue après avoir remporté des victoires, que de diriger d'une main ferme une prospérité éclatante : le véritable grand homme est surtout fait pour briller dans le malheur; il semble égaré dans le succès, et paraît comme étranger à la fortune. Regulus proposa aux ennemis des conditions si dures, qu'ils se virent forcés de continuer la guerre.
Pendant ces négociations, la destinée amenait au travers des mers un homme qui devait changer le cours des événements: un Lacédémonien nommé Xantippe vient retarder la chute de Carthage; il livre bataille aux Romains sous les murs de Tunis, détruit leur armée, fait Regulus prisonnier, se rembarque, et disparaît sans laisser d'autres traces dans l'histoire.
Regulus, conduit à Carthage, éprouva les traitements les plus inhumains; on lui fit expier les durs triomphes de sa patrie. Ceux qui traînaient à leurs chars avec tant d'orgueil des rois tombés du trône, des femmes, des enfants en pleurs, pouvaient-ils espérer qu'on respectât dans les fers un citoyen de Rome !
La fortune redevint favorable aux Romains. Carthage demanda une seconde fois la paix; elle envoya des ambassadeurs en Italie: Regulus les accompagnait. Ses maîtres lui firent donner sa parole qu'il reviendrait prendre ses chaînes, si les négociations n'avaient pas une heureuse issue: on espérait qu'il plaiderait fortement en faveur d'une paix, qui lui devait rendre sa patrie.
Regulus, arrivé aux portes de Rome, refusa d'entrer dans la ville. Il y avait une ancienne loi qui défendait à tout étranger d'introduire dans le sénat les ambassadeurs d'un peuple ennemi: Regulus, se regardant comme un envoyé des Carthaginois, fit revivre en cette occasion l'antique usage. Les sénateurs furent donc obligés de s'assembler hors des murs de la cité. Regulus leur déclara qu'il venait, par l'ordre de ses maîtres, demander au peuple romain la paix ou l'échange des prisonniers.
Les ambassadeurs de Carthage, après avoir exposé l'objet de leur mission, se retirèrent: Regulus les voulut suivre, mais les sénateurs le prièrent de rester à la délibération.
Pressé de dire son avis, il représenta fortement toutes les raisons que Rome avait de continuer la guerre contre Carthage. Les sénateurs, admirant sa fermeté, désiraient sauver un tel citoyen : le grand pontife soutenait qu'on pouvait le dégager des serments qu'il avait faits.
« Suivez les conseils que je vous ai donnés, dit l'illustre captif d'une voix qui étonna l'assemblée, et oubliez Régulus : Je ne demeurerai point dans Rome, après avoir été l'esclave de Carthage. Je n'attirerai point sur vous la colère des dieux. J'ai promis aux ennemis de me remettre entre leurs mains, si vous rejetiez la paix: je tiendrai mon serment. On ne trompe point Jupiter par de vaines expiations ; le sang des taureaux et des brebis ne peut effacer un mensonge, et le sacrilège est puni tôt ou tard.
«Je n'ignore point le sort qui m'attend, mais un crime flétrirait mon âme: la douleur ne brisera que mon corps. D'ailleurs il n'est point de maux pour celui qui sait les souffrir: s’ils passent les forces de la nature, la mort nous en délivre. Pères conscrits cessez de me plaindre: j’ai disposé de moi, et rien ne pourra me faire changer de sentiments. Je retourne à Carthage; je fais mon devoir, et je laisse faire aux dieux.»
Regulus mit le comble à sa magnanimité: afin de diminuer l'intérêt qu'on prenait à sa vie, et pour se débarrasser d'une compassion inutile, il dit aux sénateurs que les Carthaginois lui avaient fait boire un poison lent avant de sortir de prison:
« Ainsi, ajouta-t-il, vous ne perdrez de moi que quelques instants, qui ne valent pas la peine d'être achetés par un parjure».
Il se leva, s'éloigna de Rome sans proférer une parole de plus, tenant les yeux attachés à la terre, et repoussant sa femme et ses enfants, soit qu'il craignît d'être attendri par leurs adieux, soit que, comme esclave carthaginois, il se trouvât indigne des embrassements d'une matrone romaine.
Il finit ses jours dans d'affreux supplices, si toutefois le silence de Polybe et de Diodore ne balance pas le récit des historiens latins.
Régulus fut un exemple mémorable de ce que peuvent, sur une âme courageuse, la religion du serment et l'amour de la patrie. Que si l'orgueil eut peut-être un peu de part à la résolution de ce mâle génie, se punir ainsi d'avoir été vaincu, c'était être digne de la victoire.
Après vingt-quatre années de combats, un traité de paix mit fin à la première guerre punique. Mais les Romains n'étaient déjà plus ce peuple de laboureurs conduit par un sénat de rois, élevant des autels à la Modération et à la Petite Fortune: c'étaient des hommes qui se sentaient faits pour commander, et que l'ambition poussait incessamment à l'injustice.
Sous un prétexte frivole, ils envahirent la Sardaigne, et s'applaudirent d'avoir fait, en pleine paix, une conquête sur les Carthaginois. Ils ne savaient pas que le vengeur de la foi violée était déjà aux portes de Sagonte, et que bientôt il paraîtrait sur les collines de Rome: ici commence la seconde guerre Punique.
Annibal me paraît avoir été le plus grand capitaine de l'Antiquité: si ce n'est pas celui que l'on aime le mieux, c'est celui qui étonne davantage.
Il n'eut ni l'héroïsme d'Alexandre, ni les talents universels de César; mais il les surpassa l'un et l'autre comme homme de guerre. Ordinairement l'amour de la patrie ou de la gloire conduit les héros aux prodiges : Annibal seul est guidé par la haine.
Livré à ce génie d'une nouvelle espèce, il part des extrémités de l'Espagne avec une armée composée de vingt peuples divers. Il franchit les Pyrénées et les Gaules, dompte les nations ennemies sur son passage, traverse les fleuves, arrive au pied des Alpes. Ces montagnes sans chemins, défendues par des barbares, opposent en vain leur barrière à Annibal. Il tombe de leurs sommets glacés sur l'Italie, écrase la première armée consulaire sur les bords de Tésin, frappe un second coup à la Trébia, un troisième à Trasimène, et du quatrième coup de son épée il semble immoler Rome dans la plaine de Cannes.
Pendant seize années il fait la guerre sans secours au sein de l'Italie; pendant seize années, il ne lui échappe qu'une de ces fautes qui décident du sort des empires et qui paraissent si étrangères à la nature d'un grand homme, qu'on peut les attribuer raisonnablement à un dessein de la Providence.
Infatigable dans les périls, inépuisable dans les ressources, fin, ingénieux, éloquent, savant même, et auteur de plusieurs ouvrages, Annibal eut toutes les distinctions qui appartiennent à la supériorité de l'esprit et à la force du caractère; mais il manqua des hautes qualités du cœur : froid, cruel, sans entrailles, né pour renverser et non pour fonder des empires, il fut en magnanimité fort inférieur à son rival.
Le nom de Scipion l'Africain est un des beaux noms de l'histoire. L'ami des dieux, le généreux protecteur de l'infortune et de la beauté, Scipion a quelques traits de ressemblance avec nos anciens chevaliers. En lui commence cette urbanité romaine, ornement du génie de Cicéron, de Pompée, de César, et qui remplaça chez ces citoyens illustres la rusticité de Caton et de Fabricius.
Annibal et Scipion se rencontrèrent aux champs de Zama: l'un célèbre par ses victoires, l'autre fameux par ses vertus: dignes tous les deux de représenter leurs grandes patries, et de se disputer l'empire du monde.
Au départ de la flotte de Scipion pour l'Afrique, le rivage de la Sicile était bordé d'un peuple immense et d'une foule de soldats. Quatre cents vaisseaux de charge et cinquante trirèmes couvraient la rade de Lilybée. On distinguait à ses trois fanaux la galère de Lelius, amiral de la flotte. Les autres vaisseaux, selon leur grandeur, portaient une ou deux lumières. Les yeux du monde étaient attachés sur cette expédition, qui devait arracher Annibal de l'Italie, et décider enfin du sort de Rome et de Carthage.
La cinquième et la sixième légion, qui s'étaient trouvées à la bataille de Cannes, brûlaient du désir de ravager les foyers du vainqueur. Le général surtout attirait les regards: sa piété envers les dieux, ses exploits en Espagne, où il avait vengé la mort de son oncle et de son père, le projet de rejeter la guerre en Afrique, projet que lui seul avait conçu, contre l'opinion du grand Fabius; enfin, cette faveur que les hommes accordent aux entreprises hardies, à la gloire, à la beauté, à la jeunesse, faisaient de Scipion l'objet de tous les vœux comme de toutes les espérances.
Le jour du départ ne tarda pas d'arriver. Au lever de l'aurore, Scipion parut sur la poupe de la galère de Lelius, à la vue de la flotte, et de la multitude qui couvrait les hauteurs du rivage. Un héraut leva son sceptre, et fit faire silence:
« Dieux et déesses de la terre, s'écria Scipion, et vous divinités de la mer, accordez une heureuse issue à mon entreprise! Que mes desseins tournent à ma gloire et à celle du peuple romain! Que pleins de joie, nous retournions un jour dans nos foyers, chargés de dépouilles de l'ennemi; et que Carthage éprouve les malheurs dont elle avait menacé ma patrie!»
Cela dit, on égorge une victime ; Scipion en jette les entrailles fumantes dans la mer : les voiles se déploient au son de la trompette ; un vent favorable emporte la flotte entière loin des rivages de la Sicile.
Le lendemain du départ, on découvrit la terre d'Afrique et le promontoire de Mercure: la nuit survint, et la flotte fut obligée de jeter l'ancre. Au retour du soleil, Scipion, apercevant la côte, demanda le nom du promontoire le plus voisin des vaisseaux. «C'est le cap Beau,» répondit le pilote. A ce nom d'heureux augure, le général, saluant la fortune de Rome, ordonna de tourner la proue de sa galère vers l'endroit désigné par les dieux.
Le débarquement s'accomplit sans obstacles; la consternation se répandit dans les villes et dans les campagnes; les chemins étaient couverts d'hommes, de femmes et d'enfants, qui fuyaient avec leurs troupeaux: on eût cru voir une de ces grandes migrations des peuples, quand les nations entières, par la colère ou par la volonté du Ciel, abandonnent les tombeaux de leurs aïeux. L'épouvante saisit Carthage: on crie aux armes, on ferme les portes; on place des soldats sur les murs, comme si les Romains étaient déjà prêts à donner l'assaut.
Cependant Scipion avait envoyé sa flotte vers Utique; il marchait lui même par terre à cette ville, dans le dessein de l'assiéger : Masinissa vint le rejoindre avec deux mille chevaux.
Ce roi numide, d'abord allié des Carthaginois, avait fait la guerre aux Romains en Espagne; par une suite d'aventures extraordinaires, ayant perdu et recouvré plusieurs fois son royaume, il se trouvait fugitif quand Scipion débarqua en Afrique.
Syphax, prince des Gétules, qui avait épousé Sophonisbe, fille d'Asdrubal, venait de s'emparer des États de Masinissa. Celui-ci se jeta dans les bras de Scipion, et les Romains lui durent en partie le succès de leurs armes.
Après quelques combats heureux, Scipion mit le siège devant Utique. Les Carthaginois, commandés par Asdrubal et par Syphax, formèrent deux camps séparés à la vue du camp romain. Scipion parvint à mettre le feu à ces deux camps, dont les tentes étaient faites de nattes et de roseaux, à la manière des Numides. Quarante mille hommes périrent ainsi dans une seule nuit. Le vainqueur, qui prit dans cette circonstance une quantité prodigieuse d'armes, les fit brûler en l'honneur de Vulcain.
Les Carthaginois ne se découragèrent point: ils ordonnèrent de grandes levées. Syphax, touché des larmes de Sophonisbe, demeura fidèle aux vaincus, et s'exposa de nouveau pour la patrie d'une femme qu'il aimait avec passion. Toujours favorisé du Ciel, Scipion battit les armées ennemies, prit les villes de leur dépendance, s'empara de Tunis, et menaça Carthage d'une entière destruction.
Entraîné par son fatal amour, Syphax osa reparaître devant les vainqueurs, avec un courage digne d'un meilleur sort. Abandonné des siens sur le champ de bataille, il se précipite seul dans les escadrons romains: il espérait que ses soldats, honteux d'abandonner leur roi, tourneraient la tête, et viendraient mourir avec lui: mais ces lâches continuèrent à fuir; et Syphax, dont le cheval fut tué d'un coup de pique, tomba vivant entre les mains de Masinissa.
C'était un grand sujet de joie pour ce dernier prince, de tenir prisonnier celui qui lui avait ravi la couronne : quelque temps après, le sort des armes mit aussi au pouvoir de Masinissa Sophonisbe, femme de Syphax. Elle se jette aux pieds du vainqueur.
« Je suis ta prisonnière: ainsi le veulent les dieux, ton courage et la fortune; mais, par tes genoux que j'embrasse, par cette main triomphante que tu me permets de toucher, je t'en supplie, ô Masinissa, garde-moi pour ton esclave, sauve-moi de l'horreur de devenir la proie d'un barbare. Hélas! il n'y a qu'un moment que j'étais, ainsi que toi même, environnée de la majesté des rois! Songe que tu ne peux renier ton sang; que tu partages avec Syphax le nom de Numide. Mon époux sortit de ce palais par la colère des dieux : puisses-tu y être entré sous de plus heureux auspices! Citoyenne de Carthage, fille d'Asdrubal, juge de ce que je dois attendre d'un Romain. Si je ne puis rester dans les fers d'un prince né sur le sol de ma patrie, si la mort peut seule me soustraire au joug de l'étranger, donne-moi cette mort : je la compterai au nombre de tes bienfaits.»
Masinissa fut touché des pleurs et du sort de Sophonisbe: elle était dans tout l'éclat de la jeunesse et d'une incomparable beauté. Ses supplications, dit Tite-Live, étaient moins des prières que des caresses. Masinissa vaincu lui promit tout, et, non moins passionné que Syphax, il fit son épouse de sa prisonnière.
Syphax, chargé de fers, fut présenté à Scipion. Ce grand homme, qui naguère avait vu sur un trône celui qu'il contemplait à ses pieds, se sentit touché de compassion. Syphax avait été autrefois l'allié des Romains ; il rejeta la faute de sa défection sur Sophonisbe.
« Les flambeaux de mon fatal hyménée, dit-il, ont réduit mon palais en cendres ; mais une chose me console : la furie qui a détruit ma maison est passée dans la couche de mon ennemi ; elle réserve à Masinissa un sort pareil au mien. »
Syphax cachait ainsi, sous l'apparence de la haine, la jalousie qui lui arrachait ces paroles, car ce prince aimait encore Sophonisbe.
Scipion n'était pas sans inquiétude; il craignait que la fille d'Asdrubal ne prît sur Masinissa l'empire qu'elle avait eu sur Syphax.
La passion de Masinissa paraissait déjà d'une violence extrême : il s'était hâté de célébrer ses noces avant d'avoir quitté les armes; impatient de s'unir à Sophonisbe, il avait allumé les torches nuptiales devant les dieux domestiques de Syphax, devant ces dieux accoutumés à exaucer les vœux formés contre les Romains.
Masinissa était revenu auprès de Scipion : celui-ci, en donnant des louanges au roi des Numides, lui fit quelques légers reproches de sa conduite envers Sophonisbe.
Alors Masinissa rentra en lui-même, et, craignant de s'attirer la disgrâce des Romains, sacrifia son amour à son ambition. On l'entendit gémir au fond de sa tente, et se débattre contre ces sentiments généreux que l'homme n'arrache point de son cœur sans violence.
Il fit appeler l'officier chargé de garder le poison du roi: ce poison servait aux princes africains à se délivrer de la vie quand ils étaient tombés dans un malheur sans remède: ainsi, la couronne, qui n'était point chez eux à l'abri des révolutions de la fortune, était du moins à l'abri du mépris.
Masinissa mêla le poison dans une coupe, pour l'envoyer à Sophonisbe. Puis, s'adressant à l'officier chargé du triste message:
« Dis à la reine que si j'avais été le maître, jamais Masinissa n'eût été séparé de Sophonisbe. Les dieux des Romains en ordonnent autrement. Je lui tiens du moins une de mes promesses: elle ne tombera point vivante entre les mains de ses ennemis, si elle se soumet à sa fortune en citoyenne de Carthage, en fille d'Asdrubal, et en femme de Syphax et de Masinissa. »
L'officier entra chez Sophonisbe, et lui transmit l'ordre du roi.
«Je reçois ce don nuptial avec joie, répondit-elle, puisqu'il est vrai qu'un mari n'a pu faire à sa femme d'autre présent. Dis à ton maître qu'en perdant la vie, j'aurais du moins conservé l'honneur, si je n'eusse point épousé Masinissa la veille de ma mort. »
Elle avala le poison.
Ce fut dans ces conjonctures que les Carthaginois rappelèrent Annibal de l'Italie : il versa des larmes de rage, il accusa ses concitoyens, il s'en prit aux dieux, il se reprocha de n'avoir pas marché à Rome après la bataille de Cannes. Jamais homme, en quittant son pays pour aller en exil, n'éprouva plus de douleur qu'Annibal en s'arrachant d'une terre étrangère pour rentrer dans sa patrie.
Il débarqua sur la côte d'Afrique avec les vieux soldats qui avaient traversé, comme lui, les Espagnes, les Gaules, l'Italie, qui montraient plus de faisceaux ravis à des préteurs, à des généraux, à des consuls, que tous les magistrats de Rome n'en faisaient porter devant eux.
Annibal avait été trente-six ans absent de sa patrie : il en était sorti enfant, il y revenait dans un âge avancé, ainsi qu'il le dit lui-même à Scipion. Quelles durent être les pensées de ce grand homme quand il revit Carthage, dont les murs et les habitants lui étaient presque étrangers! Deux de ses frères étaient morts; les compagnons de son enfance avaient disparu ; les générations s'étaient succédé: les temples chargés de la dépouille des Romains furent sans doute les seuls lieux qu'Annibal put reconnaître dans cette Carthage nouvelle. Si ses concitoyens n'avaient pas été aveuglés par l'envie, avec quelle admiration ils auraient contemplé ce héros qui, depuis trente ans, versait son sang pour eux dans une région lointaine, et les couvrait d'une gloire ineffaçable!
Mais quand les services sont si éminents qu'ils excèdent les bornes de la reconnaissance, ils ne sont payés que par l'ingratitude. Annibal eut le malheur d'être plus grand que le peuple chez lequel il était né, et son destin fut de vivre et de mourir en terre étrangère.
Il conduisit son armée à Zama. Scipion rapprocha son camp de celui d'Annibal. Le général carthaginois eut un pressentiment de l'infidélité de la fortune; car il demanda une entrevue au général romain, afin de lui proposer la paix. On fixa le lieu du rendez-vous. Quand les deux capitaines furent en présence, ils demeurèrent muets et saisis d'admiration l'un pour l'autre.
Annibal prit enfin la parole:
« Scipion, les dieux ont voulu que votre père ait été le premier des généraux ennemis à qui je me sois montré en Italie les armes à la main; ces mêmes dieux m'ordonnent de venir aujourd'hui, désarmé, demander la paix à son fils.
Vous avez vu les Carthaginois campés aux portes de Rome : le bruit d'un camp romain se fait entendre à présent jusque dans les murs de Carthage.
Sorti enfant de ma patrie, j'y rentre plein de jours; une longue expérience de la bonne et de la mauvaise fortune m'a appris à juger des choses par la raison, et non par l'événement.
Votre jeunesse, et le bonheur qui ne vous a point encore abandonné, vous rendront peut-être ennemi du repos: dans la prospérité on ne songe point aux revers.
Vous avez l'âge que j'avais à Cannes et à Trasimène. Voyez ce que j'ai été, et connaissez, par mon exemple, l'inconstance du sort.
Celui qui vous parle en suppliant est ce même Annibal qui, campé entre le Tibre et le Téveron, prêt à donner l'assaut à Rome, délibérait sur ce qu'il ferait de votre patrie. J'ai porté l'épouvante dans les champs de vos pères, et je suis réduit à vous prier d'épargner de tels malheurs à mon pays. Rien n'est plus incertain que le succès des armes: un moment peut vous ravir votre gloire et vos espérances. Consentir à la paix, c'est rester vous-même l'arbitre de vos destinées; combattre, c'est remettre votre sort entre les mains des dieux.»
A ce discours étudié, Scipion répondit avec plus de franchise, mais moins d'éloquence: il rejeta comme insuffisantes les propositions de paix que lui faisait Annibal, et l'on ne songea plus qu'à combattre. Il est probable que l'intérêt de la patrie ne fut pas le seul motif qui porta le général romain à rompre avec le général carthaginois, et que Scipion ne put se défendre du désir de se mesurer avec Annibal.
Le lendemain de cette entrevue, deux armées, composées de vétérans, conduites par les deux plus grands capitaines des deux plus grands peuples de la terre, s'avancèrent pour se disputer, non les murs de Rome et de Carthage, mais l'empire du monde, prix de ce dernier combat.
Scipion plaça les piquiers au premier rang, les princes au second, et les triaires au troisième. Il rompit ces lignes par des intervalles égaux, afin d'ouvrir un passage aux éléphants des Carthaginois. Des vélites répandus dans ces intervalles devaient, selon l'occasion, se replier derrière les soldats pesamment armés, ou lancer sur les éléphants une grêle de flèches et de javelots. Lélius couvrait l'aile gauche de l'armée avec la cavalerie latine, et Masinissa commandait à l'aile droite les chevaux numides.
Annibal rangea quatre-vingts éléphants sur le front de son armée, dont la première ligne était, composée de Liguriens, de Gaulois, de Baléares et de Maures ; les Carthaginois venaient au second rang; des Bruttiens formaient derrière eux une espèce de réserve, sur laquelle le général comptait peu. Annibal opposa sa cavalerie à la cavalerie des Romains, les Carthaginois à Lélius, et les Numides à Massinissa.
Les Romains sonnent les premiers la charge. Ils poussent en même temps de si grands cris, qu'une partie des éléphants effrayés se replie sur l'aile gauche de l'armée d'Annibal, et jette la confusion parmi les cavaliers numides. Masinissa aperçoit leur désordre, fond sur eux, et achève de les mettre en fuite. L'autre partie des éléphants qui s'étaient précipités sur les Romains est repoussée par les vélites, et cause à l'aile droite des Carthaginois le même accident qu'à l'aile gauche.
Ainsi, dès le premier choc, Annibal demeura sans cavalerie, et découvert sur ses deux flancs : des raisons puissantes, que l'histoire n'a pas connues, l'empêchèrent sans doute de penser à la retraite.
L'infanterie en étant venue aux mains, les soldats de Scipion enfoncèrent facilement la première ligne de l'ennemi, qui n'était composée que de mercenaires. Les Romains et les Carthaginois se trouvèrent alors face à face. Les premiers, pour arriver aux seconds, étant obligés de passer sur des monceaux de cadavres, rompirent leur ligne, et furent au moment de perdre la victoire.
Scipion voit le danger, et change son ordre de bataille. Il fait passer les princes et les triaires au premier rang, et les place à la droite et à la gauche des piquiers ; il déborde par ce moyen le front de l'armée d'Annibal, qui avait déjà perdu sa cavalerie, et la première ligne de ses fantassins.
Les vétérans carthaginois soutinrent la gloire qu'ils s'étaient acquise dans tant de batailles. On reconnaissait parmi eux, à leurs couronnes, de simples soldats qui avaient tué de leurs propres mains des généraux et des consuls. Mais la cavalerie romaine, revenant de la poursuite des ennemis, charge par derrière les vieux compagnons d'Annibal.
Entourés de toutes parts, ils combattent jusqu'au dernier soupir, et n'abandonnent leurs drapeaux qu'avec la vie.
Annibal lui-même, après avoir fait tout ce qu'on peut attendre d'un grand général et d'un soldat intrépide, se sauve avec quelques cavaliers.
Resté maître du champ de bataille, Scipion donna de grands éloges à l'habileté que son rival avait déployée dans les événements du combat. Était-ce générosité ou orgueil?
Peut-être l'une et l'autre, car le vainqueur était Scipion, et le vaincu Annibal.
La bataille de Zama mit fin à la seconde guerre punique. Carthage demanda la paix, et ne la reçut qu'à des conditions qui présageaient sa ruine prochaine.
Annibal, n'osant se fier à la foi d'un peuple ingrat, abandonna sa patrie. Il erra dans les cours étrangères, cherchant partout des ennemis aux Romains, et partout poursuivi par eux; donnant à de faibles rois des conseils qu'ils étaient incapables de suivre, et apprenant par sa propre expérience qu'il ne faut porter chez les hôtes couronnés ni gloire ni malheur.
On assure qu'il rencontra Scipion à Éphèse, et que, s'entretenant avec son vainqueur, celui-ci lui dit:
« A votre avis, Annibal, quel a été le premier capitaine du monde?
— Alexandre, répondit le Carthaginois.
— Et le second ? - repartit Scipion.
— Pyrrhus.
— Et le troisième?
— Moi.
— Que serait-ce donc, s'écria Scipion en riant, si vous m'aviez vaincu?
— Je me serais placé, répondit Annibal, avant Alexandre . »
Mot qui prouve que l'illustre banni avait appris dans les cours l'art de la flatterie, et qu'il avait à la fois trop de modestie et trop d'orgueil.
Enfin, les Romains ne purent se résoudre à laisser vivre Annibal. Seul, proscrit et malheureux, il leur semblait balancer la fortune du Capitole. Ils étaient humiliés en pensant qu'il y avait au monde un homme qui les avait vaincus, et qui n'était point effrayé de leur grandeur. Ils envoyèrent une ambassade jusqu'au fond de l'Asie, demander au roi Prusias la mort de son suppliant.
Prusias eut la lâcheté d'abandonner Annibal. Alors ce grand homme avala du poison, en disant:
«Délivrons les Romains de la crainte que leur cause un vieillard exilé, désarmé et trahi.»
Scipion éprouva comme Annibal les peines attachées à la gloire. Il finit ses jours à Literne, dans un exil volontaire.
On a remarqué qu'Annibal, Philopœmen et Scipion moururent à peu près dans le même temps, tous trois victimes de l'ingratitude de leur pays.
L'Africain fit graver sur son tombeau cette inscription si connue:
INGRATE PATRIE,
TU N'AURAS PAS MES OS.
Mais, après tout, la proscription et l'exil, qui peuvent faire oublier des noms vulgaires, attirent les yeux sur les noms illustres : la vertu heureuse nous éblouit; elle charme nos regards lorsqu'elle est persécutée.
Carthage elle-même ne survécut pas longtemps à Annibal. Scipion Nasica et les sénateurs les plus sages voulaient conserver à Rome une rivale; mais on ne change point les destinées des empires.
La haine aveugle du vieux Caton l'emporta; et les Romains, sous le prétexte le plus frivole, commencèrent la troisième guerre punique.
Ils employèrent d'abord une insigne perfidie pour dépouiller les ennemis de leurs armes. Les Carthaginois, ayant en vain demandé la paix, résolurent de s'ensevelir sous les ruines de leur cité. Les consuls Marcius et Manilius parurent bientôt sous les murs de Carthage. Avant d'en former le siège, ils eurent recours à deux cérémonies formidables : l'évocation des divinités tutélaires de cette ville, et le dévouement de la patrie d'Annibal aux dieux infernaux.
« Dieu ou déesse qui protégez le peuple et la république de Carthage, génie à qui la défense de cette ville est confiée, abandonnez vos anciennes demeures; venez habiter nos temples. Puissent Rome et nos sacrifices vous être plus agréables que la ville et les sacrifices des Carthaginois! »
Passant ensuite à la formule de dévouement:
« Dieu Pluton, Jupiter malfaisant, dieux Mânes, frappez de terreur la ville de Carthage; entraînez ses habitants aux enfers. Je vous dévoue la tête des ennemis, leurs biens, leurs villes, leurs campagnes; remplissez mes vœux, et je vous immolerai trois brebis noires. Terre, mère des hommes, et vous, Jupiter, je vous atteste. »
Cependant les consuls furent repoussés avec vigueur.
Le génie d'Annibal s'était réveillé dans la ville assiégée. Les femmes coupèrent leurs cheveux; elles en firent des cordes pour les arcs et pour les machines de guerre. Scipion, le second Africain, servait alors comme tribun dans l'armée romaine.
Quelques vieillards qui avaient vu le premier Scipion en Afrique vivaient encore, entre autres le célèbre Masinissa. Ce roi numide, âgé de plus de quatre-vingts ans, invita le jeune Scipion à sa cour; c'est sur la supposition de cette entrevue que Cicéron composa le beau morceau de sa République, connu sous le nom du Songe de Scipion.
Il fait parler ainsi l'Émilien à Lélius, à Manilius et à Scévola :
« J'aborde Masinissa. Le vieillard me reçoit dans ses bras, et m'arrose de ses pleurs. Il lève les yeux au ciel et s'écrie:
« Soleil, dieux célestes, je vous remercie! Je reçois, avant de mourir, dans mon royaume et à mes foyers, le digne héritier de l'homme vertueux et du grand capitaine toujours présent à ma mémoire! »
« La nuit, plein des discours de Masinissa, je rêvai que l'Africain s'offrait devant moi: je tremblais, saisi de respect et de crainte. L'Africain me rassura, et me transporta avec lui au plus haut du ciel, dans un lieu tout brillant d'étoiles.
Il me dit:
« Abaissez vos regards, et voyez Carthage: je la forçai de se soumettre au peuple romain; dans deux ans vous la détruire de fond en comble, et vous mériterez par vous-même le nom d'Africain que vous ne tenez encore que de mon héritage...
Sachez, pour vous encourager à la vertu, qu'il est dans le ciel un lieu destiné à l'homme juste. Ce qu'on appelle la vie sur la terre, c'est la mort. On n'existe que dans la demeure éternelle des âmes, et l'on ne parvient à cette demeure que par la sainteté, la religion, la justice, le respect envers ses parents, et le dévouement à la patrie.
Sachez surtout mépriser les récompenses des mortels. Vous voyez d'ici combien cette terre est petite, combien les plus vastes royaumes occupent peu de place sur le globe que vous découvrez à peine, combien de solitudes et de mers divisent les peuples entre eux !
Quel serait donc l'objet de votre ambition ?
Le nom d'un Romain a-t-il jamais franchi les sommets du Caucase ou les rivages du Gange?
Que de peuples à l'orient, à l'occident, au midi, au septentrion, n'entendront jamais parler de l'Africain! Et ceux qui en parlent aujourd'hui, combien de temps en parleront-ils?
Ils vont mourir. Dans le bouleversement des empires, dans ces grandes révolutions que le temps amène, ma mémoire périra sans retour.
0 mon fils! ne songez donc qu'aux sanctuaires divins où vous entendez cette harmonie des sphères qui charme maintenant vos oreilles; n'aspirez qu'à ces temples éternels préparés pour les grandes âmes et pour ces génies sublimes qui, pendant la vie, se sont élevés à la contemplation des choses du ciel.»
L'Africain se tut, et je m'éveillai.»
Cette noble fiction d'un consul romain, surnommé le Père de la patrie, ne déroge point à la gravité de l'histoire. Si l'histoire est faite pour conserver les grands noms et les pensées du génie, ces grands noms et ces pensées se trouvent ici.
Scipion l'Émilien, nommé consul par la faveur du peuple, eut ordre de continuer le siège de Carthage. Il surprit d'abord la ville basse, qui portait le nom de Mégara ou de Magara. Il voulut ensuite fermer le port extérieur au moyen d'une chaussée. Les Carthaginois ouvrirent une autre entrée à ce port, et parurent en mer, au grand étonnement des Romains. Ils auraient pu brûler la flotte de Scipion; mais l'heure de Carthage était venue, et le trouble s'était emparé des conseils de cette ville infortunée.
Elle fut défendue par un certain Asdrubal, homme cruel, qui commandait trente mille mercenaires, et qui traitait les citoyens avec autant de rigueur que les ennemis. L'hiver s'étant passé dans les entreprises que j'ai décrites, Scipion attaqua au printemps le port intérieur, appelé le Cothon.
Bientôt maître des murailles de ce port, il s'avança jusque dans la grande place de la ville. Trois rues s'ouvraient sur cette place, et montaient en pente jusqu'à la citadelle, connue sous le nom de Byrsa. Les habitants se défendirent dans les maisons de ces rues: Scipion fut obligé de les assiéger, et de prendre chaque maison tour à tour. Ce combat dura six jours et six nuits. Une partie des soldats romains forçait les retraites des Carthaginois, tandis qu'une autre partie était occupée à tirer avec des crocs les corps entassés dans les maisons ou précipités dans les rues. Beaucoup de vivants furent jetés pêle-mêle dans les fossés avec les morts.
Le septième jour, des députés parurent en habits de suppliants; ils se bornaient à demander la vie des citoyens réfugiés dans la citadelle. Scipion leur accorda leur demande, exceptant toutefois de cette grâce les déserteurs romains qui avaient passé du côté des Carthaginois. Cinquante mille personnes, hommes, femmes, enfants et vieillards, sortirent ainsi de Byrsa.
Au sommet de la citadelle s'élevait un temple consacré à Esculape. Les transfuges, au nombre de neuf cents, se retranchèrent dans ce temple. Asdrubal les commandait; il avait avec lui sa femme et ses deux enfants. Cette troupe désespérée soutint quelque temps les efforts des Romains; mais, chassée peu à peu des parvis du temple, elle se renferma dans le temple même.
Alors Asdrubal, entraîné par l'amour de la vie, abandonnant secrètement ses compagnons d'infortune, sa femme et ses enfants, vint, un rameau d'olivier à la main, embrasser les genoux de Scipion. Scipion le fit aussitôt montrer aux transfuges. Ceux-ci, pleins de rage, mirent le feu au temple, en faisant contre Asdrubal d'horribles imprécations.
Comme les flammes commençaient à sortir de l'édifice, on vit paraître une femme couverte de ses plus beaux habits, et tenant par la main deux enfants: c'était la femme d'Asdrubal. Elle promène ses regards sur les ennemis qui entouraient la citadelle, et, reconnaissant Scipion:
« Romain, s'écria-t-elle, je ne demande point au ciel qu'il exerce sur toi sa vengeance: tu ne fais que suivre les lois de la guerre: mais puisses -tu, avec les divinités de mon pays, punir le perfide qui trahit sa femme, ses enfants, sa patrie et ses dieux!
Et toi, Asdrubal, Rome déjà prépare le châtiment de tes forfaits! Indigne chef de Carthage, cours te faire traîner au char de ton vainqueur, tandis que ce feu va nous dérober, moi et mes enfants, à l'esclavage! »
En achevant ces mots, elle égorge ses enfants, les jette dans les flammes, et s'y précipite après eux. Tous les transfuges imitent son exemple.
Ainsi périt la patrie de Didon, de Sophonisbe et d'Annibal.
Florus veut que l'on juge de la grandeur du désastre par l'embrasement, qui dura dix-sept jours entiers.
Scipion versa des pleurs sur le sort de Carthage. A l'aspect de l'incendie qui consumait cette ville naguère si florissante, il songea aux révolutions des empires, et prononça ces vers d'Homère, en les appliquant aux destinées futures de Rome:
« Un temps viendra où l'on verra périr et les sacrés murs d'Ilion et le belliqueux Priam, et tout son peuple.»
Corinthe fut détruite la même année que Carthage; et un enfant de Corinthe répéta, comme Scipion, un passage d'Homère, à la vue de sa patrie en cendres.
Quel est donc cet homme que toute l'antiquité appelle à la chute des États et au spectacle des calamités des peuples, comme si rien ne pouvait être grand et tragique sans sa présence; comme si toutes les douleurs humaines étaient sous la protection et sous l'empire du chantre d'Ilion et d'Hector !
Carthage ne fut pas plutôt détruite, qu'un dieu vengeur sembla sortir de ses ruines: Rome perd ses mœurs; elle voit naître dans son sein des guerres civiles; et cette corruption et ses discordes commencent sur les rivages puniques.
(Tiré du livre « Chateaubriand devant les ruines de Carthage », les Editions Ibn Charaf, Tunis, 1997)
Nikolay Sologubovskiy, 5 avril 2025
Luray-Hammamet-Moscou

